le bombardement de Granville,
le 27 Fructidor an XI

(extrait des chroniques du Vieux Granville, par Jacques Méniger)
http://www.histoire-empire.org/marine/bombardement_de_granville.htm
Robert Ouvrard -
http://www.anovi.org/

« La lecture, dans la correspondance de Napoléon, du document qui suit, avait attiré ma curiosité. La chance a voulu que, grâce à M. Guy de Rambaud et à Mme Monique Le Pelley-Fonteny, nous soyons à même d'en dire plus sur cet événement qui avait tout à la fois satisfait le Premier Consul, et suscité ses foudres ! Je les en remercie. »

Robert Ouvrard

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Paris, 1er octobre 1803

ARRÊTÉ

ARTICLE 1er. - Une écharpe d'honneur sera décernée au citoyen Letourneur, Maire de Granville, pour la bonne conduite qu'il a tenue pendant le bombardement.

ART. 2. - Les citoyens Boissel-Dubuisson (sic), tous deux adjoints du maire, dont le premier s'est retiré à la campagne et le second a offert sa démission pendant que l'ennemi était encore en présence sont destitués, des lâches ne pouvant rester à la tête d'une commune telle que Granville.

ART. 3. - Le Ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du présent arrêté.


GRANVILLE, comme Boulogne, Calais, le Havre et Honfleur, fut attaqué à l'époque de la flottille de Boulogne.

Le 12 septembre 1803, vingt-quatre bâtiments sortis de Brest venaient d'entrer dans notre port ; cette flottille devait s'augmenter de six chaloupes canonnières, qui y avaient été construites et armées , puis filer ensuite le long des côtes de Boulogne. Les Anglais ayant eu connaissance de ce fait, envoyèrent le lendemain, à l'entrée de la nuit, une division, composée d'une frégate, deux corvettes et trois bombardes, louvoyer dans la rade. Leurs manœuvres ne laissant aucun doute sur leur dessein, on se mit en état de résistance.

Sur l'ordre de la municipalité, la générale fut battue et, au branle-bas de combat, tous les citoyens furent bientôt à leur poste, les pompiers et leurs pompes distribués dans les différents quartiers de la ville.

La place de la Marine faisait en ce même temps les plus diligentes dispositions.

La division anglaise profita de l'obscurité et de la marée pour s'avancer et prendre position dans le sud-ouest ; l'action s'engagea vers les deux heures du matin : les bombardes, soutenues par le reste de la division, ouvrirent le feu de leurs mortiers à cinq cents toises de la place.

La nuit était si noire que les batteries granvillaises ne pouvaient diriger leur feu que sur celui de l'ennemi. Jusqu'à cinq heures et demie ce ne fut qu'un échange non interrompu de projectiles, dans lequel nos batteries et nos bateaux-canonnières ripostèrent superbement. Le lever du jour fit voir aux Anglais qu'ils avaient fort mal dirigé leur tir ; leurs bombes tombaient presque toutes sur la grève du sud, en avant du pont, dans des chantiers de construction, où elles ne rencontraient que des pièces de bois ; d'autres, après avoir décrit leur courbe de feu, en sifflant au-dessus de la ville, allaient se perdre dans la plage du nord.

Avec le jour, les batteries du Roc activèrent leur feu, beaucoup mieux nourri ; la division de la flottille en station sortit un peu du port, s'embossa et contribua à repousser les bombardes et les autres bâtiments, qui levèrent l'ancre pour se mettre hors de portée de nos boulets, et aussi à cause du reflux qui les forçait de suspendre le combat.

En somme, nous n'avions nullement souffert, tandis que plusieurs de nos coups avaient porté en plein bois. Ceci n'était qu'un avertissement ; on ne se fit pas illusion à cet égard. Le conseil se maintint en permanence à la mairie et profita de la journée pour inviter tous les habitants à tenir devant leurs portes des cuves et des tonneaux remplis d'eau, ce qui fut fait ; de plus, on boucha le pont du Bosq, afin de retenir l'eau de la rivière et, pendant que les femmes dépavaient les principales rues pour atténuer le choc des projectiles, les marins établissaient sur le versant du Roc, à l'entrée du port, une batterie de pièces de gros calibre, dont le commandant des chaloupes canonnières amarrées dans le port s'engageait à venir appuyer le feu rasant de celui de ses canons. Le maire, M. Letourneur, l'un des 2 officiers bleus des plus distingués de notre ancienne marine, avait prudemment fait enlever, à la basse mer, les balises qui indiquaient un très-dangereux écueil, les Rochers-du-Loup, dans les eaux mêmes où les bombardes étaient venues se poster la veille.

Toutes ces précautions étaient sages ; on eut bientôt la preuve que les Anglais n'avaient pas renoncé au bombardement ; ils désiraient, au contraire, prendre une éclatante revanche de l'inutilité de leurs premiers efforts ; deux galiotes à bombes vinrent renforcer leur division, et, sur le soir, une de leurs péniches fut employée à prendre des sondes dans le sud, l'enlèvement des balises les ayant un peu déconcertés.

On essaya de troubler leurs investigations par des boulets ; de leur côté, les Anglais envoyèrent aussi quelques bombes qui n'occasionnèrent aucun dégât. La nuit se passa la plus tranquille du monde, l'ennemi avait renoncé au combat nocturne.

Le lendemain matin, à la pointe du jour, on distinguait une frégate, deux corvettes à trois mâts, trois bombardes, deux galiotes à bombes, deux bricks, une goélette et un cutter s'avançant pour sa ranger en bataille. Tandis que les plus grands bâtiments restaient en seconde ligne, les galiotes, remorquées par des chaloupes, venaient prendre position au point où les sondes avaient été prises la veille. Les conditions de la nouvelle attaque se trouvaient gravement modifiées, cependant les bombardes reprirent leur premier embossage ; dès que les galiotes furent assurées sur leurs ancres, le bombardement recommença avec autant de résolution que de vigueur.

De notre côté, la flottille s'étaient également mise en ligne de chaque côté du môle neuf. Les batteries de la place et les bateaux de la station fournirent, pendant une demi-heure, un feu roulant des plus actifs et causèrent aux galiotes à bombes de telles avaries que l'amiral anglais crut devoir faire appuyer ces bâtiments par la division entière. Nos canonniers alors pointèrent sur la division : mais bientôt on s'aperçut que les canons n'atteignaient pas leur but, pas plus que nos mortiers, il s'en fallait de deux à trois cents mètres.

Pendant ce temps, les bombardes s'étaient reculées, les Anglais réglaient mieux leurs pièces, et leur tir rectifié était devenu très menaçant. Tandis que la place se trouvait maintenant réduite au plus pénible silence, les Anglais profitaient de son inaction pour tout écraser et tout abîmer, cela devenait insupportable : c'était ici un toit défoncé, plus loin un commencement d'incendie à éteindre. Nos marins n'y tenaient plus ; ils demandaient â aller combattre en mer ; c'était aussi le désir de M. Letourneur ; mais le commandant de la flottille, qui avait l'ordre de conduire ses forces à Boulogne, se demandait s'il était en droit de les compromettre dans cette affaire. D'ailleurs beaucoup de choses lui manquaient pour aller livrer le combat. Quant à cela, les Granvillais s'en chargeaient et de lui donner du monde, autant qu'il en pouvait avoir besoin ; le brave commandant, qui ne demandait pas mieux que de se décider, céda à toutes ces instances.

Les magasins de la place et du commerce lui fournirent tout ce qui était nécessaire à une sortie ; ce ne fut pas long : vers neuf du matin, huit chaloupes canonnières, portant du dix-huit et du vingt-quatre, furent détachées et coururent à force de rames sur les bombardes anglaises ; la 14e légère, composant la garnison de l'escadrille, voulait prendre ces bombardes à la baïonnette et montrer aux marins que nos soldats savaient aussi prendre à l'abordage des navires britanniques ; mais bombardes et galiotes coupèrent leurs câbles et s'éloignèrent à l'aide de leurs remorques, non sans essuyer le feu de nos chaloupes.

La division ennemie s'avance alors tout entière, afin de protéger les bombardes, et, par un feu très-actif, empêche nos canonnières de les accoster.

La marée baissait, le combat menaçait de se terminer, comme celui de la veille, par la retraite complète des bâtiments anglais. Une circonstance particulière donna pourtant l'espoir d'en arriver à l'arme blanche.

La frégate commandante, entraînée par son désir de soutenir la retraite des bombardes, s'était avancée en vomissant sur nos canonnières tout le feu de son artillerie, sans se préoccuper du reflux et sans chercher à diminuer sa voilure sous l'impulsion de la brise qui s'était subitement élevée. Les batteries du Roc pouvaient à présent l'atteindre et lui avaient même porté quelques boulets ; mais soudain, elles avaient cessé de tirer, M. Letourneur, qui était remonté dans cette batterie du versant du cap Lihou, avait dit aux marins : « Ne détériorez pas cette frégate, mes enfants, elle est à nous ! » Ensuite il était redescendu en courant avec eux sur le port. En effet, on s'aperçut tout à coup, il était déjà midi, qu'elle avait touché, en virant de bord, sur le banc de sable du Haguet.

Un formidable hurrah fut poussé sur nos jetées et sur nos plages.

Le cri des Anglais était encore en usage chez les Normands, avec cette différence qu'il était devenu, chez nous, un cri de moquerie.

Hourrah (au Raffa) criaient les Granvillais.

Au même instant nos chaloupes abandonnaient les bombardes pour se porter sur la frégate, tandis que les marins du port, les soldats de la garnison non embarqués, les gardes-côtes et autres citoyens qui avaient été réduits à rester spectateurs de cette dernière expédition, mus par le zèle le plus ardent, leur maire en tête, se jetèrent sur toutes les barques qu'ils purent saisir, et tout le monde se mit à traîner les bateaux sur des amarres, avec le plus parfait entrain, aux chants habituels des matelots, pour tirer bien ensemble. Ainsi traînés, à force de bras sur la grève, les bateaux furent bientôt mis à flot. Chacun voulait prendre part à la lutte contre l'équipage de la frégate. Les barques remplies de troupes, de canonniers marins, de gardes nationaux, de gardes-côtes et de bon nombre de volontaires imprévus, gagnèrent le large et rejoignirent les chaloupes. Celles-ci, obligées de refouler le vent, faisaient des efforts incroyables pour arriver sur la frégate ; les autres bâtiments anglais s'étaient avancés contre elles pour la protéger : à portée les uns des autres, une vive canonnade s'était engagée entre les deux lignes navales. Le feu reprenait une nouvelle vigueur des deux côtés, sous l'activité déployée par les Anglais, par l'imminence du péril et, de notre côté, par l'espérance d'atteindre le but. Les Granvillais s'approchaient péniblement et pouvaient déjà constater que pendant son échouement la frégate avait reçu plusieurs boulets qui n'avaient fort endommagée.

Du haut des remparts, la lunette en main, on suivait anxieusement cette émouvante péripétie. Le vent, gagnant toujours de force, s'opposait constamment à la marche directe empressée de nos bateaux ; les munitions des canonnières s'épuisaient, les rameurs se relayent, et par un suprême effort, dans cette course à la rame, plusieurs chaloupes sont à portée de pistolet de la frégate. L'abordage était imminent. Soudain, les visages changent ; ce sont les Anglais qui poussent des cris de joie ; deux grands vaisseaux de ligne ont paru à l'horizon et s'avancent à pleines voiles, le cutter était allé les prévenir ; leurs embarcations se détachent pour porter des amarres à la frégate, qui s'était déjà allégée en jetant ses ancres et son artillerie à la mer. Nos bateaux hésitent, s'arrêtent, virent de bord ; la partie est devenue par trop inégale ; les deux grands vaisseaux parviennent facilement à renflouer la frégate et à la remorquer au large, et, sans songer à prolonger cette lutte, quelques bordées les enveloppent de fumée, et bientôt tout disparaît dans le lointain du ciel et de la mer.

A Granville, les bateaux s'amarraient ; on riait de ces mésaventures, d'autres murmuraient. Un vieux quartier-maître qui ne riait ni ne murmurait, mais qui grognait en dedans, tout en débarquant à regret, c'était un brave homme que l'on nommait, dans les groupes, maître Zacharie ; il n'aurait pas fait bon le regarder de travers ou seulement faire semblant ! Ah ! vingt dieux! tonnerres de tonnerres!...

Qu'aurait donc voulu maître Zacharie ? Sans doute aller s'échouer avec la frégate, quand les Anglais gagnaient le large, devant l'escadrille ; on n'aurait pas eu besoin alors de tirer les bateaux pour atteindre le flot. Il faut vous dire, d'ailleurs, que maître Zacharie s'éveillait tous les matins tout paré pour une descente en Angleterre.

Somme toute, les Anglais avaient failli payer cher les dommages qu'ils nous avaient causés, consistant en une dizaine de maisons presque entièrement effondrées et beaucoup d'autres fort endommagées ; dans le port, un navire de commerce fut très avarié par les bombes, plusieurs autres avaient été plus ou moins atteints ; les bateaux de l'État avaient pas mal souffert ; des navires en construction avaient aussi été abîmés.

Nous eûmes un seul homme tué, un marin de la localité, nommé Mathieu Ponée, tombé bravement à son poste. Un soldat de la 24e demi-brigade d'infanterie légère eut la jambe coupée par un boulet, quatre autres militaires furent blessés moins grièvement ; ainsi que quelques citoyens, marins, gardes nationaux ou pompiers. Les habitants de Granville s'étaient conduits aussi bravement qu'ils l'avaient fait à l'attaque des Vendéens ; le premier consul perpétua, par le décret (ci-dessus), le souvenir de leur bravoure !

« (..) ce décret, (..) nous fait connaître d'abord la haute opinion du premier consul pour une commune telle que Granville ; ensuite il nous montre le tempérament de Bonaparte, dont la colère produisit tant d'irréparables malheurs, et, dans la circonstance qui nous occupe, elle est d'autant plus regrettable que suivant M. Guidelou - un homme bien placé par sa position pour savoir exactement les choses, elle serait profondément injuste : On eut à regretter, dit-il, une erreur qui empêcha de prendre part à la récompense national deux hommes vraiment méritants, qui furent ses collaborateurs (du maire), et qui, on le sut trop tard, avaient vaillamment fait leur devoir (1). »

Le premier consul accorda à Granville des indemnités pour couvrir les dommages du bombardement.

Escarmouches

Granville, comme les autres villes, avait voté les fonds nécessaires pour la construction de bâtiments de flottille ; l'une des canonnières construites et armées, grâce à ses dons patriotiques, avait pris le nom du pays qui l'avait offerte à la patrie : le Granville ; le bâtiment eut bientôt l'occasion de se signaler.

Dans la nuit du 27 au 28 floréal an XII, deux péniche anglaises, chargées de monde, entrèrent dans la rade de Perros (Côtes-du-Nord), avec le dessein de s'emparer de quelques bâtiments de transport à l'ancre dans cette rade ; mais la canonnière le Granville ayant été prévenue, fit échouer cette petite expédition. Une des péniches fut coulée bas et perdit tout son monde ; de notre côté, nous eûmes six hommes blessés, parmi lesquels l'officier commandant la canonnière.

Peu de temps après, trois canonnières de Granville avaient un engagement honorable pour nos marins.

(1) Les Corsaires français sous la République et l'Empire, par Napoléon Gallois, tome II, page 284.



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